PHILIPPE POLLET VILLARD, texte livre Passages, de l'Ombre aux Images
Éditions Filigranes / Novembre 2021
Je regarde les images de Sara, et j’y crois. Lorsqu’elle me dit qu’à un moment, enfant, isolée avec son désir, elle imaginait le monde de la photographie réservé aux garçons, l’accessibilité aux appareils identique à celle des cylindres de moto et des barillets de révolver, complexe telle la composition de la poudre à canon, vertigineuse comme les falaises, j’y crois. Je regarde les mains de Sara, le mouvement de ses mains, agile, son regard, curieux, en coin parfois, jamais perdu, lorsqu’elle me dit que sa mère est bretonne et son père kabyle, et dont je ne sais pas finalement, si en plus de la Kabylie et de la Bretagne il ne véhicule pas d’autres lumières plus lointaines, ce regard. Autre monde. Nature insondable. Sourire. J’y crois. Une porte s’ouvre sur son atelier, des images, sur les murs, poteries, cailloux, cadres, carbones, choses épinglées, en pagaille, échouées aux quatre coins du refuge, qu’elle quittera bientôt, me dit-elle. Mais pour aller où, elle ne sait pas. Femme nomade. Elle verra bien. Le silence parfumé du Maghreb, celui granitique des récifs du Finistère, j’y crois. Ici, sous les plaques alvéolaires du toit éphémère de son atelier, dans ce qui fut et redeviendra bientôt une cour intérieure d’immeuble, entre deux averses, la lumière passe. Elle doit continuer de passer. Et avec elle, dans les percées, filtre aussi le souffle des ancêtres. Sara ouvre un coffre, le referme. Sara ne dit pas : je crois à la magie, Sara dit : je suis un peu sorcière. Je manipule des produits, je fais ma cuisine, mains immergées dans les bains révélateurs. Je laisse venir des choses à moi. Avec le temps Sara n’est pas devenue un garçon, n’a pas investi dans une moto, un revolver, un dos numérique. Non. Sara manipule une chambre en bois. Meuble-appareil-obturateur. Boite à soufflet. Bathyscaphe. Cercueil monoculaire. Tombe. Mausolée des fragments. Sara, debout devant sa chambre. Le vaisseau. L’engin. Presque aussi grand qu’elle. Posée sur son pied, un peu inquiétante tout de même, cette chambre, tels les joujoux mentaux de Jules Vernes. Elle sort le châssis à charnière, c’est ici que je glisse le papier. Calotype, me dit-elle, procédé du calotype. Pas de dos numérique, pas de négatif gélatineux, retour en arrière. Voyage dans le temps, processus antique. Il faut bien toute cette boite à soufflet pour contenir la lumière, en faire du charbon. De la poussière sombre. Alchimie. Un dessin au mur, fragile tatouage de crayon, l’esquisse d’une image. Dessin préparatoire. Plan. Stratagème. Formule. Elle ouvre une pochette en carton, me dit tiens regarde ce seront les toutes dernières images que je fais de cet endroit où nous sommes assis, en ce moment-même, toi et moi. Ici. Je lui demande si c’est en relation avec la préface que je dois rédiger, les images sur le thème du passage ? Elle me dit non, c’est autre chose. Des animaux sauvages pénètrent une dernière fois ma maison. Mon atelier.
Regarde me dit-elle, regarde. Je regarde. Je n’ai aucune raison de ne pas croire, de ne pas garder. Devant la magie noire, les images de Sara, l’intuition, l’instinct, les devins, je ne dis pas que je suis croyant, j’affirme que je suis crédule. Sara cherche des objets encore, elle veut me montrer quelque chose me dit-elle, disparaît derrière son décor, je ne la vois plus, je l’entends remuer des cartons, des sacs, son chat en profite pour essayer de nous subtiliser notre goûter. Je lui dis veux-tu un coup de main ? Elle me répond non, non, non, il faut que je te montre des chaussures, j’ai trouvé un jour des chaussures sur un marché, figure-toi, dans l’Est de la France. Anciennes, ces chaussures, très anciennes. Des pantoufles de toile, d’un genre de toile dont on faisait peut-être du papier de verre autrefois, avec une semelle en cuir cousue, dessous, vraiment particulières. Tu vois, me dit-elle, c’est cette image : deux pantoufles avec des bougies, l’une des photos du portfolio. Merveilleux tirage, si mat. Deux chaussures, trois bougies. Fascinants galions. Vers où se dirigent ces vaisseaux ? Qu’est-ce qui se célèbre ici ? A quel esprit appartiennent ces chaussures ? Elle me dit c’est justement ça qui est étrange. Elle a découvert il n’y a pas si longtemps qu’il s’agissait des pantoufles de Brancusi. Me montre une photo de lui, dans un livre. Lui, le petit homme de Roumanie, posant parmi ses sculptures, dans son antre du quinzième arrondissement parisien, un endroit disparu depuis des lustres. L’atelier du bûcheron barbu de Roumanie, la grande pièce des sacrifices rituels, la pierre explosée-policée, au burin, l’oiseau de marbre blanc, les troncs d’arbres couchés, lui, installé en son trône, tel un prince orthodoxe. Homme de passage. Le passage.
Le passage. Elle me dit regarde ses pieds. Eh oui, bien obligé de constater que Sara dit vrai, qu’elle a bien trouvé, par hasard, mais le hasard je ne sais pas si j’y crois, les pantoufles de Brancusi.
Sara réunit des objets, Sara crée des rébus, des labyrinthes, des reflets. Il faut bien tout cela pour faire danser les fantômes, les essouffler, les enfermer. Je lui demande pourquoi moi, pour évoquer le passage, elle me répond que je fais un peu partie de son univers, comme des petites lumières dans la nuit, sur le bord des sentiers. Oui, je comprends bien l’image. Le sentier, les bougies, les pantoufles lumineuses, les feu-follets, je crois volontiers en l’errance, je me suis souvent prêté au jeu de m’égarer dans les rues, moi aussi. Ainsi, un jour, il y a dix ans, en déambulant, je suis tombée sur une image dans une galerie du troisième arrondissement parisien. C’était une toute petite photo, carrée, représentant deux femmes-lucioles émergeant de l’obscurité. Le tirage photographique ne m’a jamais quitté et je n’ai jamais cherché à savoir qui en était l’auteur. Comme ça, pour le plaisir pur de conserver, intact, un mystère. Omerta. Uwmirta, comme disent les algériens. La magie, parfois, c’est juste tolérer de ne pas vouloir savoir, de ne pas chercher à tout expliquer. Je ne peux écrire que sur ceux que j’aime. Ou ce qui me touche. Je ne suis touché que par la candeur et l’innocence. En fait de préface, je note : confectionner une cage de mots, piéger les fantômes, mettre ça dans un coin de ma tête. Sara me tend une autre image, ce sera sans doute la toute première du portfolio, me dit-elle. Composition sombre, graphitique. Une chaise, des paravents, plaques crayonneuses en embuscade, quelque chose qui dépasse, au-dessus, sectionne la lumière. Une lame, une guillotine. Je sais que c’est une guillotine, me dit-elle, et c’est bien ce que je perçois aussi. Et puis là, tu vois, cette autre image, c’est un coquillage, et des perles. Il me faut parfois longtemps pour venir à bout d’une image, ajoute-t-elle, celle-ci date d’il y a quelques années. Tu te souviens de cette nuit de cristal à Paris, où les jeunes gens du désert de la colère et de la
foi pénètrent avec des armes dans une salle de concert ? Le désordre du feu, des détonations, de la lumière. Le silence des rues, le lendemain. Paris bruissant telle une fourmilière. Sara me
dit, j’ai eu peur, comme tout le monde, j’ai eu envie de quitter la ville, mais plus encore notre civilisation. Quelque chose s’était passé, irrémédiablement. Une page tournée. Je me suis demandé quoi emporter, que laisser. Comme en temps de guerre. De façon urgente. Fuir. Déguerpir. Cette image avec ce collier de perle, ce trésor, c’est un peu ça. Quelque chose à enterrer, pour plus tard, des jours meilleurs. Ou pour ne plus y revenir du tout, au contraire. J’essaie de me remémorer, là dans l’atelier de Sara, cette jeune femme que je ne connais que depuis quelques jours, dans cette rue proche de la place de la République. La guerre, le bruit, les prophéties. Que faire de toutes ces images, tous ces souvenirs, ce bruit, cet écho. Une autre image encore, sombre, très sombre, si mate toujours, si belle. Une oreille, un cerceau en métal, une boucle. Nous cherchons ensemble le terme exact pour définir cette habitude qu’ont certains soldats consistant à garder sur eux, pour eux, une partie du corps de leurs ennemis. Je lui dis qu’il n’est peut-être pas nécessaire de le préciser. Les gens n’auront qu’à se débrouiller avec la magie, avec leur imagination.
Leur fascination, leurs indignations. Avec leurs fantômes, avec tes images, Sara.
MAUD DE LA FORTERIE, introducing Sara Imloul, magazine Artpress
n°488 / Mai 2021
Sara Imloul s’attache à fixer des images mentales et à révéler des visions intérieures nées du souvenir. Dans le droit fil d’un regard surréaliste tourné vers les régions de l’imagination, la photographe née en 1986 élargit les portes de la perception et fait appel à la vue renversée, toute favorable aux expériences visuelles où réalité et portée symbolique sont comme entrelacées.
Hantées par la mémoire de soi, habitées par l’intime, ses images tendent ainsi à parfaire une connaissance de l’insaisissable et renvoient à la mémoire de la durée, à celle des choses, des êtres
et des instants, à tout ce qui vient altérer le temps, comme une proposition qu’elle entend opposer à la mort. Depuis ses études à l’EPTA de Toulouse, Sara Imloul utilise le calotype, procédé mis au point par Henri Fox Talbot en 1840 qui permet, à partir d’un négatif papier, d’obtenir un tirage par contact. Chaque négatif est retravaillé à la main, Imloul l’utilisant comme une planche à dessin : « la
lumière a noirci le sel d’argent. Je peux désormais la travailler, soit en noircissant le sel pour ajouter de la clarté, soit en le soustrayant avec du ferricyanure de potassium pour obtenir un rendu plus ombré. » De ces interventions multiples découle une mystérieuse écriture plastique qui peut faire songer à la gravure. À rebours de la manipulation digitale, renouant bien plutôt avec les origines du médium, les images en noir et blanc d’Imloul sont alors pensées comme de véritables tableaux théâtraux qui semblent tout droit sortis du 19 e siècle, époque où les lourdes et encombrantes chambres photographiques à plaques imposaient aux modèles lenteur et fixité. Ses premiers calotypes se distinguent par leur petit format et par leur grande préciosité.
Réunis dans la série inaugurale Le Cirque Noir (2008-11), ils sont semblables à des reproductions lumineuses projetées sur fond obscur, s’inscrivant aussi bien dans la lignée des lanternes magiques que dans le sillage d’un théâtre d’ombres. Danseuses en tutu aux cheveux noirs de jaiset frange parfaitement coupée, paradant parmi d’autres personnages à la fois sombres et éclatants, font signe vers imaginaire forgé autour des cabarets d’antan. C’est au sein de ce petit théâtre inquiétant qu’émergent des rêveries d’un autre temps. Imloul poursuit plus loin encore cette investigation avec la série « Das Schloss » (le Château, 2014), qui tire son nom de la maison de famille sise en Lorraine, ordonnant alors un huis clos photographique de ses proches et de ses ancêtres. Afin de mieux raconter l’histoire de ce lieu, montré par traces et petites touches, elle ordonne, face à son imposante chambre, des saynètes intimistes sur le modèle d’une constellation familiale, terme emprunté a la thérapie de groupe qui entend dénouer les problèmes de famille en échangeant les rôles.
Réflexion sur l’identité et dimension introspective sont ici à l’œuvre, l’expression du je passant alors par le jeu : jeux de rôles, jeux de masques et jeux de mise en scène sont ainsi réunis par la magie de la photographie. Et la photographe d’investir l’interstice ténu qui sépare la reconstitution de la remémoration, la réalité de la représentation Imloul suscitant alors une apparition, révélant une image évanescente qui s’énonce tel une réminiscence. Pareille pratique procède d’une interrogation sur les pouvoirs d’indexation du médium, capable de matérialiser la pensée, de générer le redoublement fictionnel des évènements passés.
Véhiculant un sens théâtral de la composition, ces méticuleuses scénographies, accessoires et décors à l’appui, sont réglées avec une précision de géomètre et nécessitent une préparation minutieuse, échafaudée autour de textes et de croquis. Les temps de pose sont longs, aucune place n’est laissée à l’improvisation, Imloul recherchant avant tout une image au plus prés du seuil de son imagination. Devenus purs éléments plastiques, ses proches qu’elle emploie comme modèles adoptent ainsi des attitudes figées, parfois même une gestuelle appuyée. Les visages sont dissimulés, la monstration des corps comme fragmentée, la métonymie les déplaçant alors dans un registre trouble, sans point de fuite. Énigme sous-jacente et tension latente sont souveraines,
désignant ainsi une photographie vécue comme un espace labyrinthique où la perte se conjugue à la découverte.
C’est avec Passage (2015-18), série primée du prix Levallois, que Sara Imloul resserre son regard sur ses effets personnels, relatant ainsi une typologie intime à la portée universelle, un inventaire exhaustif et symbolique situé à la jointure de la nature morte et de l’autoportrait, y déposant à l’occasion des éléments insolites, comme tirés d’un répertoire surréaliste. Les objets se muent en traces, les images mentales en photographies, le passé s’y inscrit de passage dans une immobilité tout autant signifiante que spectaculaire. Explorant par l’image les dimensions reculées de la Psyché, Imloul cherche alors à réduire les distances temporelles qui séparent le réel du souvenir pour mieux faire advenir, au moyen d’une archéologie mentale rénovée, fantasmes du présent et fantômes
du passé.
EMILIE HOUSSA, exposition Les règles du Je, duo show Elina Botherus & Sara Imloul
Centre Claude Cahun, janvier 2021
Il y a des images trop pleines d’histoires, tellement lourdes de récits qu’elles les laissent tranquillement se répandre comme les couleurs s’étalent sur le monde.
Ces images coulent et, face à elles, nous sommes pris.e.s dans un flot de mots possibles et de mondes cachés. Il y a une certaine magie à traverser ces images, on vole d’un espace à l’autre sans jamais se cogner car il y a trop de choses à dire, des chants plein les oreilles, des paysages plein le nez. Les images d’Elina Brotherus, photographe et vidéaste finlandaise, jouent sans cesse avec les règles de ce jeu qui peut aussi s’écrire «je» et qui passe, sans se lasser, du mot au vu, du vu au poème, du poème à tout ce qui dans le cadre peut rire en silence. Elina se met en scène dans ses photographies en travaillant autant la mise en abîme que la dérision. Elle voyage ainsi avec désinvolture de l’autofiction au regard sur le paysage, de la réappropriation de l’histoire de l’art à des inventions formelles mêlant image fixes et images en mouvement. Alors oui, le travail d’Elina Brotherus racontent des histoires qui pourraient s’apparenter à des contes oubliés. La fable d’une balle rouge saisie dans son envol pour Baldessari Assignements (2016- ), celle des femmes seules de la maison Carré (2015-2018) et la comptine éternelle de l’artiste et son modèle qu’elle module à foison en se dédoublant. Dans les histoires d’Elina Brotherus l’image s’inscrit toujours à la lisière d’une forêt où l’ironie et la mélancolie se côtoient avec bienveillance. Il y a une douceur dans ce regard, quelque chose qui donne aux formes bêtes de l’existence des allures de roman.
Ce roman silencieux s’écrit aussi comme un écho en négatif dans les jeux de mises en scène de Sara Imloul, jeune photographe française. Sara construit des images en noir et blanc réinterprétant toujours un peu plus follement ce qu’ouvraient les surréalistes dans les années 1920. Dans Passages, elle plonge dans une archéologie contemporaine en installant des objets qui, du simple fait de leur position, racontent les mystères fous de tout ce que l’on ne voit pas. À la manière de Brassaï, elle réinvente les signes en les domptant dans son cadre. Montage infini des formes, passage de relais entre ce que l’on voit et tout ce qui pourrait être si on se donnait un tout petit temps pour la magie. Et il y a tant de magie dans ces images pleines d’histoires, celles qui détournent le réel pour mieux entendre son rire.
JACQUES DAMEZ, Prix Levallois
Galerie L'Escale, septembre 2019
Avec Passages, (2015-2018, série primée), Das Schloss (2014), Négatifs (2012) et Le Cirque Noir (2008-2011), elle parcourt les obscurités d’une mélancolie inscrite
dans les objets et les lieux. Ce n’est pas un simple recensement, c’est l’obstinée recherche de l’écho de ses bruissements intérieurs, de sa part d’ombre qui jamais n’en produira. Cette archéologie n’est pas qu’intime, elle met en résonance les formes plastiques des avant-gardes modernes avec cette technique des prémices de l’invention de la photographie qu'est le calotype.
Pour Sara Imloul la photographie n’est pas un acte : c’est une superposition de temps, celui de l’écriture et du dessin dans ses carnets, de la recherche des objets, des modèles, de la mise en scène, de la prise de vue, des retouches sur le négatif papier, le tout pour trouver sa propre durée.
Chaque photographie est un reliquaire, un autel de son culte animiste, elle jalonne son parcours intérieur de cadres sombres, où la magie opère.
Ce sont de petits phares pour ne pas disparaître au monde.
FABIEN RIBERY, L'intervalle blog
Janvier 2020
Autoportrait avec oursin et talons hauts, une archéologie de soi par Sara Imloul
Publié en 1926 à titre posthume à l’initiative de son ami Max Brod, Das Schloss (Le Château) est un récit de Franz Kafka sur l’absurde et l’arbitraire.
C’est aussi le nom d’une demeure où vécut la photographe Sara Imloul, un antre familial tapissé de souvenirs et de jeux d’enfants.
Comment retourne-t-on au pays du Jadis ?
N’hérite-t-on vraiment comme le pense Derrida que dans la réinvention du legs ?
Pour revenir chez elle, la grande petite fille devra faire danser les fantômes, prendre doucement la main de l’arpenteur K – appelons-le Mémoire -, se frayer un chemin dans les ténèbres et le froid, se laisser dessaisir d’elle-même, accepter de faire rouler sur sa nudité des voluptés d’oursins.
Das Schloss est un théâtre d’apparition, l’inquiétante étrangeté d’une cérémonie secrète, dont le pouvoir symbolique conduit à de profonds remuements intimes.
Dans l’inconnaissable des fantasmes produits par un lieu abordé telle une allégorie psychique, Sara Imloul met en scène des objets et des corps comme on entre sans volonté d’en sortir dans un labyrinthe où tout semble possible. Le sens est suspendu, comme à l’instant du sacrifice le couteau effleurant la gorge.
La surréalité des situations imaginées n’est pas qu’une petite affaire privée, mais une mise en branle des archétypes perceptibles dans le rêve éveillé du boitier photographique.
Le noir de la chimie argentique est une terre à fouiller, une glaise originelle à sculpter, la matière même d’une recherche propice à l’archéologie de soi.
Mais les photographies de Sara Imloul ne sont pas seules, cultivées sans enfermement d’érudition, informées par l’histoire des représentations, inspirées par les recherches plastiques de Paul Klee, Sonia Delaunay et de l’école du Bauhaus, à partir desquelles elles dessinent de nouvelles présences, entre extase et effroi, offrande et retrait, menace et abandon.
Il y a des portes, des escaliers, des appels de lumière, des murs de livres et des échelles ne menant peut-être nulle part. Dans la joie provocatrice de bas tenus par des porte-jarretelles, la belle construit un piège métaphysique, où perdre la raison, le sexe et l’âme. Cupidon porte un bâillon. Das Schloss est un rêve de peinture, un masque qui révèle, un étourdissement, la part d’impénétrable d’une femme que Kafka nomma du doux nom de Frieda.
AVRIL BÉNARD, LA CARTE POSTALE
Projet initié par Punto de Fuga "L’intimité, le portrait et la déformation en photographie" avec la librairie Le monte-en-l'air et les Éditions Filigranes.
AVRIL BÉNARD, ELLE magasine
Mai 2015
Exposons-nous
Je reviens d’une exposition.
Il pleuvait une ondée de mois d’Avril. Une ondée imprévue, pas vue dans le ciel du tout, mais efficace et qui trempe. J’y suis allée quand même, cette eau ne m’arrêtant pas. C’est Sara Imloul, qui expose à la Galerie Polka. C’est Sara Imloul, qui donne à voir, en noir et blanc, le travail réalisé dans son « Château », c’est à dire dans sa maison familiale de lorraine.Je ne la connaissais pas. Je ne connaissais pas ses histoires. Chaque photo tiendrait dans la main, ou dans la poche. La préciosité d’une chose tombée d’un nid. Chaque photo, a la force d’un miroir. La force de l’intime.
Et les visages, découpés et absents, ces fors intérieurs, en deviennent des anonymes dans lesquels on se regarde. Chaque photo, a la beauté des drames.
La beauté des jours de gris. Nous avons beau être samedi, j’ai beau ne jamais vous écrire le samedi, il fallait que je vous le raconte, et que je vous le dise,
qu’il est nécessaire de découvrir ces images.
MICHEL GAILLOT, préface du livre Das Schloss, Éditions Filigranes
2015
(...) Finalement, pas plus que cette vaste demeure n’est identifiable, les différents personnages que l’on y rencontre ne peuvent être reconnus ou identifiés, car à chaque fois leurs visages sont en quelque sorte refusés, masqués, soit par des artifices propres à la mise en scène avant les prises de vue, soit après-coup lors du travail de dessin ou de collage que l’artiste effectue sur les négatifs de ses images. Comme s’il s’agissait en fait pour Sara Imloul, non pas de tenter de les représenter le plus objectivement possible, mais de leur faire jouer des rôles fictifs dans ce théâtre intime composé d’ombres et de lumières, de rêves et de souvenirs, de fantasmes et d’introspections que devient Le Château à travers l’objectif de son appareil photographique. Comme s’il s’agissait aussi de complexifier, voire de troubler, la perception de son espace comme celle des corps qui y sont exposés.
Toutefois, bien qu’ainsi profondément marquées par le « fantastique » et le « mystérieux », ces images ne procèdent pas, loin s’en faut, d’une fuite hors du monde ou de sa réalité effective. Elles nous invitent au contraire à toucher et à nous confronter à son entièreté ou son intégrité. Tel est d’ailleurs sans doute le défi majeur de ce travail que de nous convier sur la ligne de front, sur la zone de contact, où le réel et sa part d’ombre, étrange, fantastique ou mystérieuse, ne s’excluent plus mais se recoupent et s’entre-pénètrent sans cesse en un point d’indistinction, porté ici à son incandescence.
Aussi, si Sara Imloul a entamé dès le début de son travail une sorte de recherche initiatique et expérimentale de l’origine ou de l’amont, qu’il s’agisse notamment de ses lieux de vie (Le Château) ou d’elle-même (son rapport familial), jamais pourtant dans cette recherche ou cette quête, il n’a été ou n’est question de remonter à une identité pleine et assurée. Comme ses images en portent la trace et le témoignage, ce qui y est en jeu, ce n’est pas au fil de cette traversée de parvenir à un « soi » ou à un « chez soi » rassurant, identifié et réappropriable, mais au contraire à l’abîme initial et à l’étrangeté - le toujours
autre ou étranger que nous sommes inexorablement à nous-mêmes - qui siègent au plus profond du soi et qui président précisément à son non-repliement sur soi, à sa clôture en une identité définitive ou assurée.
Dès lors, dans cette mise en abîme du réel par l’image et de l’image par le réel - dans l’intensité de laquelle se produit une hémorragie ou une éclipse du sens en même temps que son transport dans un « ailleurs » qui n’est pas une autre réalité, mais l’autre de la réalité – Sara Imloul nous met en face de cette fêlure constitutive en elle comme en tout être ou en toute chose par laquelle, et c’est là la mystérieuse et fantastique étrangeté de la vie, toujours le soi s’écoule et se renverse dans l’autre comme l’autre s’écoule et se renverse en lui. Les visions qu’elle nous en offre en déchirant et en ouvrant la surface des signes sur l’abîme qui les sous-tend sont comme autant de fulgurances provenues, jaillies ou arrachées des profondeurs de l’être enfoncé dans l’étrangeté de la matière – comme les visions d’une réalité dionysiaque, d’une réalité de bacchanales, regardée avec des « yeux brûlés ». C’est pourquoi ces images, en nous communiquant cette sorte de révélation suffoquée de la nuit, de la « part maudite » de l’existence, ne peuvent qu’exaspérer notre besoin de comprendre, l’excéder ou le déborder et ainsi nous laisser, chancelants et hors de nos gonds, glisser joyeusement à notre tour dans le gouffre qu’elles réveillent en nous. Puissent-elles nous donner l’élan et la force suffisantes pour enfin reconnaître que si « nous avons en nous d’immenses étendues que nous n’arriverons jamais à talonner », au moins « elles sont utiles à l’âpreté de nos climats, propices à notre éveil comme à nos perditions[1] ».
[1] René Char, « Nous avons », in Commune présence, Gallimard, Collection Poésie, 1978, p.265.
SIDONIE GAYCHET, Galerie Polka
2015
Noir huis clos
C’est une histoire de famille qui se passe dans un château. A sa manière, lente et sombre, Sara Imloul installe ses personnages dans des jeux de rôles intrigants. Le « schloss », c’est le surnom d’un château dont les malles regorgent de vieilles photos et de souvenirs, une grande bâtisse lorraine inchauffable occupée par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. Les gens du coin appellent toujours Sara Imloul et sa cousine « les petites-filles du château ». Sur ce royaume de courants d’air règne encore aujourd’hui le grand-père, le patriarche, autour duquel la famille de Sara se réunit. « Das Schloss » est donc une série introspective, un huis clos photographique : des séances de poses au développement des tirages, tout se passe là-bas. Thomas Goupille, fondateur de la revue vidéo «Cinq26», lève une part du mystère qui entoure ce travail. Dans le numéro 6*, il a suivi Sara Imloul à travers les différentes étapes de la réalisation d’une image : «Les jambes qui lisent». Tout commence dans la brume matinale alors que Sara attend son modèle, «madame jambes », sa tante, à qui elle va faire tenir la pose pendant les longues secondes que nécessite la technique que l’artiste s’est imposée: la calotypie, ce procédé photographique inventé par Talbot.
« Je ne travaille qu’avec des gens que je connais parce que je sais qu’il est très difficile de poser. Et, en calotypie, tout est très lent. Parce qu’il y a une intimité, je me permets d’aller plus loin, ils me donnent plus, et la projection de mon imaginaire est plus facile avec ceux que j’aime.»
Avant cela, l’image a été pensée, rêvée. L’artiste a réalisé des esquisses puis cherché les accessoires avec minutie. Ici, par exemple, elle a posé un tissu noir sur le haut du corps de sa tante pour qu’il disparaisse dans le décor. Devant sa chambre photographique (une Toyo-View 4x5), rien n’est donc laissé au hasard. Les déclenchements s’enchaînent. Le négatif papier obtenu est alors retravaillé, à l’aide d’un pinceau, au ferricyanure de potassium, lequel n’est ordinairement utilisé que sur les tirages. Son usage est irréversible. Sara enlève du sel d’argent et blanchit le support, ajoute de la matière. Elle emprunte au surréalisme collages et dessins qu’elle effectue à même le négatif. «Quand ça ressemble trop à de la photographie, je n’aime pas.»
Enfin, elle tire le positif par contact : le papier photosensible est plaqué contre le négatif puis insolé. Le tirage final aura donc la taille du négatif. Et il sera unique : l’artiste apporte les dernières touches de lumière grâce au rouge de Prusse, l’autre nom du ferricyanure. Chaque image est investie d’une dimension un peu magique. Sara Imloul parle de « constellation familiale » : « Un peu comme une catharsis, comme si l’on posait la famille dans l’espace par le biais de ces jeux de rôles.»
JEAN KENTA GAUTHIER, Galerie Polka
2012
NÉGATIFS
Pour sa série « Négatifs » (2012), Sara Imloul, photographe française née en 1986, a exposé directement le papier dans sa chambre photographique 4x5 pouces, créant ainsi des œuvres uniques en négatif. Par leur pureté, chacune de ses photographies conserve l’aspect matriciel d’un tirage par contact, sauf qu’ici le contact a laissé place au négatif originel sur papier, non reproductible. Ces petits formats sont dignes d’un cabinet de curiosités. La contrainte du négatif unique, non recadré, est pour Sara Imloul un principe de création : l’artiste joue sur les noirs et les blancs pour créer des images, souvent faussement abstraites, dont la ressemblance avec le dessin et la gravure est troublante.
ARMELLE BRUSQ, Eyemazing magazine
Fall 2012
Le Cirque Noir, une inquiétante étrangeté
« Un théâtre dans un petit format où se joue la scène, la rêverie, le fantasme. Abordant les thèmes du souvenir, de l'ésotérisme et de l'imaginaire collectif, ces photographies sont la trace des êtres d'un autre temps. Comme dans un manège, les fantômes dansent dans la chambre noire. Un studio itinérant où autant de figures viennent s'y transformer, s'y représenter, s'y perdre. Ainsi commence le jeu obscur de l'inconscient où tout est possible. » Sara Imloul
C'est en découvrant la calotypie, (procédé photographique datant du 19e qui permet d'obtenir un négatif papier, impliquant ainsi la reproduction des images par contact), que Sara Imloul, 25 ans, photographe française vivant à Paris, entama la série « Le Cirque Noir » il y a 4 ans.
Les tirages originaux sont de petits formats n'excédant pas les 12 centimètres de haut. Ses expositions sont donc une invitation, à s'approcher, pour découvrir un univers intimiste et mystérieux, où se joue le théâtre d’un monde en noir et blanc, tout à la fois obscur et festif . Un précieux petit cirque rappelant la photographie surréaliste et le cinéma expressionniste des années 30.
Les personnages de Sara Imloul, souvent blancs ou pailletés, pierrots, sirènes, danseuses, travestis, hommes passant, ombres parmi les ombres, sont tous au cœur d'un noir dense et profond.
Est-ce de la nuit de l'enfance, de ses rêves autant que de ses cauchemars, que s’échappent ces êtres ?
Tel un voyeur ou un spectateur hypnotisé, car c’est à cela que la photographe nous invite, on remarque parfois des visages sans âge, comme vidés de leur âme : comme s’il ne leur restait plus que leurs atours de pacotille comme toute identité. Regardez ce pierrot, dont le maquillage et la peau se défont, ne restera bientôt que la blancheur du costume. Et cette sirène, elle est si belle qu’on en oublierait presque qu’elle est privée de visage.
C’est peut être pour cela qu’elle est belle, pure forme étincelante ? Sous ses airs de théâtre enfantin, le travail de la jeune Sara ne serait-il pas ses premiers pas d’une réflexion sur l’identité ?
Et quand, puisque toute œuvre d’art ne serait toujours qu’une forme d’autoportrait, on lui demande : où se cache-t-il ? Gardant le mystère, elle préfère ne pas répondre.
Sara travaille avec différents boitiers anciens. Le premier ? un cadeau de son grand-père offert à l’ adolescente. Les autres, depuis, elle les a chinés aux puces. Et qu'importe si l'appareil qui la séduit s'avère douteux, une lentille où un déclencheur défectueux .Les surprises ne sont pas rares, elle compte même sur elles et le hasard, qu'elle aime provoquer, pour donner à ses images l'imperfection qu'elle ne pourra dominer et qui fera toute la différence...
« Le procédé d'éclairage est le même que celui que l'on utilise au théâtre » explique-t-elle. Aucun flash lors de la séance mais des lumières continues qui donnent aux images ce charme étrange et pénétrant : les personnages sont-ils figés, en mouvement, uniques ou dédoublés? Est-ce vraiment leur image que l'on voit dans le miroir ? Les contours vibrent, les repères se perdent et pourtant tout semble être exactement à sa place. Être face à une photographie de Sara, c'est être face à un tableau vivant d'une inquiétante étrangeté, qu'on ne saurait définir de mobile où d'immobile, de réel ou de rêvé, mais en apesanteur, suspendu comme par des fils invisibles au silence que dure le temps de pause.
« Face à la scène de cirque que je viens de créer, je déclenche l’obturateur quand je me sens traversée par un sentiment de déjà vu. Spectatrice de l'image que j'ai créée, c'est à ce moment précis que j'oublie où je suis, que je suis prise à mon propre piège et m'en amuse.»
Tout reste encore à jouer au moment du développement, car sortie du révélateur la magie de l'image doit être toujours intacte. Commence alors le deuxième acte, dans la chambre noire où les acteurs laissent place à leurs chimères de papier. Chaque tirage est retouché au pinceau par l'artiste : elle rehausse les blancs, retravaillant ainsi la nuance des fonds, des étoffes, des paillettes. Un travail minutieux rendant chaque tirage unique. De la conception de ces tableaux théâtraux jusqu'à l'ultime retouche chimique, pas un seul geste n'est délégué.
En parfaite plasticienne, artistiquement comme techniquement, Sara Imloul aime jusqu'au moindre détail être responsable de son oeuvre. « C'est le prix à payer » dit elle avec un certain humour, « pour entre toutes les images au monde donner la préférence à mes photographies puisque qu'elles parviennent, pour moi, à être l'exacte reflet de mon imagination. » Pas étonnant, s’il s’agit là d’une quête identitaire…Si, pudique, Sara ose parler de son travail avec une telle dangereuse franchise, ce n’est pas en Narcisse, non, c’est avec toute la fougue d’une jeune Rimbaud.
Dans ses mises en scènes, elle dit son goût pour les positions frontales semblables au mode de prise de vue anthropomorphique ; pour les actions à peine perceptibles (une main qui se lève, un jupon qui danse, une tête qui se tourne) ; elle dit aussi son goût d'exploiter la frontière entre le semblable et l’identique, laissant toute sa place à l'illusion: de quoi à chacun pouvoir s'engouffrer, selon l’expression de Roland Barthes, dans « cet admirable tremblement du temps ». Pour elle, la notion d’esthétique du corps humain fût très tôt remise en cause.
Son inspiration ? Outre celle, évidente, des surréalistes et des constructivistes, celle aussi de Muybridge et de son travail sur la décomposition du mouvement. Elle fut également marquée par les corps nus, statiques et sur fond noir, des premières images anthropologiques, dont certaines parures pourraient bien être le signe, au cœur de la noirceur, d'une salvatrice possibilité de magie, défiant le photographe. La découverte de Freaks et de sa monstrueuse parade a nourri son attirance pour l'incroyable étrangeté de l'être humain, capable, jusqu’à l’impensable, de se donner à voir dans ses malformations les plus extrêmes. Les spectacles du Crazy Horse, vus à la télévision à l'âge où l’on quitte à peine l’enfance, l'ont fasciné pour la beauté plastique des corps, par la lumière sublimés, découpés, décorés, quand la femme, comme démultipliée, n'est jamais ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre.
Dans son travail, la beauté est avant tout affaire d'artifices. Quand Sara Imloul habille ses modèles de couronnes, de perles, de paillettes, c'est avec de la pacotille et du toc. Moins un accessoire a de valeur, plus il en a à ses yeux. Seule la mémoire et les souvenirs sont irremplaçables.
Les souvenirs ?
Les fantômes dans le grenier, les tutus trouvés dans la vieille armoire, les chapeaux et les manteaux d'un autre temps.
Ce qu'elle cherche à capter, c'est la revivance de quelque chose d'enfoui. Est ce la raison pour laquelle ses modèles, sans pour autant être à l'origine de son inspiration, sont tous des êtres qui lui sont proches, capables d'accepter d'être instrumentalisés par la photographe au même titre que les atours à six sous dont elle les pare ?
La séance de prise de vue n'est en rien une déclaration d'amour mais un ressentiment du passé rendu magique par l'acte photographique. Son travail de reconstitution fantomatique, hors du temps, est autant un refuge qu'un bouclier contre la peur.
Sara Imloul semble saisir au vol des anges inquiétants. Comme dans les jeux d’enfants, le vieil appareil à soufflet peut se faire cage à oiseaux.
Tels des papillons épinglés sur le papier, ce n’est qu’une fois qu’anges, fantômes et âmes en déroute deviendront images (ne dit-on pas sage comme une image ?) que l’artiste pourra se reposer.
«Le beau n’est rien que le commencement du terrible que nous supportons encore, et si nous l’admirons, c'est qu’il dédaigne, indifférent, de nous détruire. Tout ange est terrifiant»
Rilke (Elégies de Duino)
Pour la jeune femme, l'acte photographique pourrait bien être, par sa beauté poétique autant qu'onirique, le moyen de supporter le monde.
VIRGINIE LUC, Polka magazine
Janvier 2012
Le petit théâtre d'ombres
Avec grâce et intensité, Sara Imloul décline en noir et blanc des rêves d’une inquiétante étrangeté. Un jeu poétique, minutieux...À 26 ans, Sara Imloul, des yeux noisette et malicieux, règne sur son petit cirque noir, initié il y a quatre ans. D’où vient l’intensité de ses images en miniature ? Peut-être précisément du format qui invite le spectateur à s’approcher. Elles exigent toute notre attention. « La technique que j’utilise repose sur un procédé ancien, la calotypie. Cette méthode m’oblige à tirer mes images par contact, la taille du tirage correspondant à la taille du négatif. Je retravaille ensuite les détails au pinceau avec différents produits chimiques, comme des petites peintures. Elles sont donc uniques.»
Un pas de plus. Et l’on remarque l’éclat des blancs, rehaussés au pinceau, parfois jusqu’à la brûlure. Quelques gouttes de ferricyanure, un poison qui pourrait percer le papier si Sara ne le rinçait juste à temps...
La lumière coule dans le noir. Ses contours vibrent, mouvants, délivrant ainsi un personnage presque animé. « Je pense en négatif. Je dépose mentalement des taches blanches, des zones de lumière, sur la page noire. Mon Pierrot [photo ci-contre] est né en 2009 à Toulouse, d’un simple morceau de tissu rayé. Je pense en forme, en graphisme, en motifs, toujours blanc sur noir. C’est un jeu », dit Sara. Minutieux et précieux, obscur aussi.
Sans résistance, on se laisse gagner par la poésie que diffuse chacune des photographies. Des images épurées et, à la fois, si denses qu’on ne pourrait rien y faire tenir de plus.
Dans ce théâtre d’ombres et d’éclats se joue une rêverie ancienne. Fortement imprégnée des photographies du début du XXe siècle, nourrie des univers en marge de Sarah Moon, Joel-Peter Witkin, Christian Boltanski ou Miroslav Tichy, Sara aborde les territoires du souvenir,e l’ésotérisme et de l’imaginaire commun. Son Pierrot est le nôtre. Il est le fantôme d’une figure qui vient du fond des âges. Inutile de chercher des repères. Les images de la jeune femme sont hors du temps, comme un souvenir que rien n’offense. Elles sont le prolongement de l’enfance et, avec elles, des séances de déguisement que Sara initiait hier avec sa cousine en Lorraine, chez sa grand-mère, où les deux fillettes partageaient les longs mois d’été.
Aujourd’hui encore, pour installer son cirque, il lui faut des lieux clos, protégés, intimes. « Des abris », précise Sara. Il lui faut la paix de l’esprit, la complicité, le partage. Il lui faut sa lampe et son boîtier. Et puis du temps. Pour disposer ses mises en scène et ses personnages – des amis proches ou des parents – qu’elle affuble de linges, parures, coiffes, masques, jupons de tulle... « Je prends autant de plaisir à chiner les objets, à préparer mon person- nage qu’à réaliser la photographie et, ensuite, à la développer », sourit Sara. Le temps de pose est extrêmement long – quarante-cinq secondes d’immobilité. « J’utilise un vieil appareil à soufflet assez douteux au niveau de la lentille et du déclencheur. Et les accidents ne sont pas rares. » Elle compte sur eux et sur le hasard qu’elle sait provoquer, l’accident qui fera la différence, l’imperfection qui fera l’image. « J’ai d’autres règles que la norme, mais j’ai des règles. » Elle glisse son papier dans le dos de son appareil. Son geste est trop brusque pour ne pas le plier, un défaut qu’elle sait pouvoir être salutaire. Et en effet, ce sera la bonne surprise.«L’onde noire qui couvre le haut de l’image... C’est elle que j’espérais ! » avoue Sara.
Elle vient de terminer son école de photographie (ETPA) à Toulouse et s’est installée à Paris depuis peu. Du côté de la Bastille, un petit appartement refuge qui lui ressemble. Dans ses bagages, son « studio itinérant » : un fond noir, sa lampe, son boîtier et des recharges de Polaroid. Sara n’a pas fini son petit manège...