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DAS SCHLOSS

LE CHÂTEAU

(2014)

DAS SCHLOSS

THE CASTLE

(2014)

Michel Gaillot, philosophe et critique d’arts

2014

 

  « Das Schloss » (le Château), à savoir cette grande demeure familiale lorraine où Sara Imloul a passé une bonne partie de son enfance et où elle a précisément réalisé ce projet, c'est là - comme le titre de cet ouvrage nous invite déjà à le penser - le sujet principal de ce travail photographique. Et pourtant, force est de constater qu’on ne l'aperçoit paradoxalement ici dans aucune des photos de cette série qui lui est pourtant entièrement consacrée. 

  Mais ce paradoxe n'est à vrai dire qu'apparent, car plus que de son enveloppe extérieure ou de sa matérialité architecturale objective, ce qui est en jeu ici, tel que l'artiste s'emploie à le restituer dans la mise en scène ou dans les compositions de ses différents clichés, c'est la dimension subjective vécue par elle de cet espace, où plusieurs générations se sont croisées et y ont composées une existence commune. C'est ainsi que l'ensemble des photos présentées ici dresse en quelque sorte un portrait en creux de ce lieu, véritable espace de co-habitation, de croisements et d'échanges, c'est-à-dire de co-espacements existentiels de ces générations, dont nous voyons précisément, ça et là mis en scène sur ces différents clichés, les différents acteurs. Si bien qu'avec ce lieu qui emblématiquement fait lien, qui est l'espacement même de ce lien, ce qui prime, tel en tout cas que cela nous est ici présenté, c'est d'abord et avant tout, entre documentaire et fiction, sa dimension co-existentielle. Ou dit autrement - dans une approche représentative telle que le réel et l’imaginaire cessent ainsi de s’y exclure et de s’y opposer - la cristallisation fantasmagorique et symbolique, onirique et poétique, des multiples expériences qu'elle y a vécue jusqu'à ce jour. 

  Finalement, pas plus que cette vaste demeure n’est identifiable, les différents personnages que l’on rencontre ici ne peuvent être eux-mêmes reconnus ou identifiés, vu qu’à chaque fois leurs visages sont en quelque sorte refusés, masqués qu’ils sont, soit par des artifices propres à la mise en scène avant les prises de vue, soit après-coup lors du travail de dessin ou de collage que l’artiste effectue sur les négatifs des clichés. Comme s’il s’agissait en fait pour Sara Imloul, non pas de tenter de les représenter le plus objectivement possible, mais de leur faire jouer des rôles fictifs dans ce théâtre intime composé d’ombres et de lumières, de rêves et de souvenirs, de fantasmes et d’introspections que devient Le Château à travers l’objectif de son appareil photographique. Comme s’il s’agissait aussi de complexifier, voire de troubler, la perception à la fois de son espace comme des corps qui y sont exposés.

  Toutefois, bien qu’ainsi profondément marquées par le « fantastique » et le « mystérieux », les images présentées ici ne procèdent pas, loin s’en faut, d’une fuite hors du monde ou de sa réalité effective. Elles nous invitent au contraire à toucher et à nous confronter à son entièreté ou son intégrité. Tel est d’ailleurs sans doute le défi majeur de ce travail que de nous convier sur la ligne de front ou la zone de contact où le réel et sa part d’ombre, étrange, fantastique ou mystérieuse ne s’excluent plus mais se recoupent et s’entre-pénètrent sans cesse en un point d’indistinction, ici porté à son incandescence. 

  Aussi, si Sara Imloul a entamé dès le début de son travail une sorte de recherche initiatique et expérimentale de l’origine ou de l’amont, qu’il s’agisse notamment de ses lieux de vie (Le Château) ou d’elle-même (son rapport familial), jamais pourtant dans cette recherche ou cette quête, il n’a été ou n’est question de remonter à une identité pleine et assurée. Comme ses images en portent la trace et le témoignage, ce qui y est en jeu, ce n’est pas au fil de cette traversée de parvenir à un « soi » ou à un « chez soi » rassurant, identifié et réappropriable, mais au contraire à l’abîme initial et à l’étrangeté - le toujours autre ou étranger que nous sommes inexorablement à nous-mêmes - qui siègent au plus profond du soi et qui président précisément à son non-repliement sur soi, à sa clôture en une identité définitive ou assurée. 

  Dès lors, dans cette mise en abîme du réel par l’image et de l’image par le réel - dans l’intensité de laquelle se produit une hémorragie ou une éclipse du sens en même temps que son transport dans un « ailleurs » qui n’est pas une autre réalité, mais l’autre de la réalité – Sara Imloul nous met en face de cette fêlure constitutive en elle comme en tout être ou en toute chose par laquelle, et c’est là la mystérieuse et fantastique étrangeté de la vie, toujours le soi s’écoule et se renverse dans l’autre comme l’autre s’écoule et se renverse en lui. Les visions qu’elle nous en offre en déchirant et en ouvrant la surface des signes sur l’abîme qui les sous-tend sont comme autant de fulgurances provenues, jaillies ou arrachées des profondeurs de l’être enfoncé dans l’étrangeté de la matière – comme les visions d’une réalité dionysiaque, d’une réalité de bacchanales, regardée avec des « yeux brûlés ».

 

C’est pourquoi ces images, en nous communiquant cette sorte de révélation suffoquée de la nuit, de la « part maudite » de l’existence, ne peuvent qu’exaspérer notre besoin de comprendre, l’excéder ou le déborder et ainsi nous laisser, chancelants et hors de nos gonds, glisser joyeusement à notre tour dans le gouffre qu’elles réveillent en nous. Puissent-elles nous donner l’élan et la force suffisantes pour enfin reconnaître que si « nous avons en nous d’immenses étendues que nous n’arriverons jamais à talonner », au moins « elles sont utiles à l’âpreté de nos climats, propices à notre éveil comme à nos perditions[1] ».

 

[1] René Char, « Nous avons », in Commune présence, Gallimard, Collection Poésie, 1978, p.265.

Michel Gaillot, philosopher and art critic

2014

 « Das Schloss » (The Castle) - this large family home in Lorraine, where Sara Imloul spent most of her childhood and where this project was completed – is the main subject of this photographic work, as the title suggests. And yet paradoxically, it features in none of the pictures of this series, a series entirely dedicated to it.  

  

  This paradox, however, is only superficial. More than its external shell or objective architectural material existence, what is at stake here – as presented by the artist through the staging or settings of her different pictures - is the subjective dimension she experienced in this space where several generations crossed paths and developed a common existence. So, the series of pictures brings out a counter-relief picture, a true space of co-living, crisscrossing and exchanges - that is, existential co-spacing of these several generations, the different actors being staged here and there. So much so that in this emblematic linking place - the very spacing within the link - what comes out first and foremost as presented here between documentary and fiction, is its co-existential dimension. In other words – in a representative approach where reality and imaginary worlds stop excluding and opposing each other – the fantasy and symbolic, dream and poetic crystallisation of the multiple experiences she had there until now.

 

  In the end, just as this large house cannot be identified, neither can the different characters we meet be recognized or identified, since their faces are somehow denied, obliterated through artifices pertaining to staging prior to shooting or subsequently when the artist uses drawing or collage to work on the negatives. Rather than attempting to represent them as objectively as possible, Sara Imloul seems to give them fictitious roles to play in this intimate theatre made of shadows and lights, dreams and memories, fantasies and introspections, as The Castle turns out to be through the lens of its camera. As if the aim were also to make more complex, or even to blur, the perception both of its own space and of the bodies exhibited within.

   

  However, although deeply pervaded by “ the fantastic “ and “ the mysterious “, the pictures presented here do not represent an escape out of the world or its effective reality. Quite the reverse, we are invited to touch and to face up to its entirety and its integrity. This is probably the major challenge of this work – to invite us on the front line or the contact area where reality and its strange, fantastic or mysterious part of shadow do not exclude each other anymore, but cross over and intermingle constantly at a point of incandescent non-discrimination.

 

Besides, if from the very beginning Sara Imloul started a sort of initiatory and experimental quest for the origin of her living places (The Castle) or herself (her family connections), it was never about looking for a full and assured identity. As her images testify, what is at stake is not a journey leading to a reassuring, identified and re-appropriable “self” or “home”, but rather to the initial abyss and strangeness – the everlasting “other one“ or “stranger” we are to ourselves, unrelentingly – lying deep inside ourselves, preventing self-withdrawal, closing down into a definite or assured identity.

 

Thus, in this abyssal staging of reality by images and images by reality – the intensity of which produces an outflow or eclipse of meaning along with its shifting to ‘somewhere else’ which is not another reality, but the other one in reality – Sara Imloul puts us in front of this constituent hairline fracture in her, as in every being or each thing through which – and this is the mysterious and fantastic strangeness of life - the ‘self’ flows and pours into the other one, just as the other one flows and pours back into him.  The visions she offers to us through tearing apart and opening up the surface of the signs to reveal the underlying abyss are dazzling, coming from, springing from or torn from the depth of the living being steeped in the strangeness of matter – like the visions of a dionysiac, bacchanale reality, watched with “ burnt eyes “.This is why these images, giving us this sort of stifled revelation of the night, of the “ wretched part “ of existence, only exacerbate our need to understand, to go beyond it, therefore leaving us, staggering and destabilized, gliding happily into the abyss awoken in us. May they give us sufficient impetus and strength to finally recognize that if “ vast expanses lie within us we will never be able to follow “, but at least “ these are useful to face up the harshness of our climates, favorable to both our awakening and our distress (1)”.

 

 

[1] René Char, « Nous avons », in Commune présence, Gallimard, Collection Poésie, 1978, p.265.

 

 

 

Lire "Le Château""

 Préface de Michel Gaillot, philosophe et critique d'art

THE DARKROOM RUMOUR _Sara Imloul | Das Schloss

France - 2015 fr 25'

Réalisation : Thomas Goupille

Au rez-de-chaussée d’une vaste demeure familiale, évoluant entre une antique chambre photographique et un laboratoire débordant de dangereux produits chimiques, une jeune photographe s’active. Elle semble en plein doute. Les prises de vue s’enchaînent. Les déceptions également… C’est en découvrant la calotypie que Sara Imloul a eu l’idée de ses premières séries photographiques. Se réappropriant ce procédé historique en le mêlant à des expérimentations personnelles, elle explore un univers à la fois mystérieux et poétique qui illustre toute la richesse de la photographie actuelle.

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